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Portrait de l'artiste en jeune femme

Traînant un jour de pluie au Muséee Régional d'histoire et d'ethnographie de Fort-de-France, je suis tombée sur une peinture à l'huile représentant une jeune femme dont le visage me disait vaguement quelque chose. En regardant de plus près la signature du tableau - Francis Picabia ! - j'ai compris qu'il s'agissait de la chanteuse et comédienne martiniquaise Jenny Alpha, une "toute jeune femme" de… 99 ans que j'avais interviewée en 2009 dans son petit appartement parisien. Bien qu'approchant les cent ans, elle était toujours belle, vive et malicieuse comme un colibri. Peint en 1942 par Picabia,  son portrait fut également à l'origine d'un timbre émis pour représenter la Martinique en 1947. En 2006, Jenny Alpha s'était séparée de ce portrait - dont elle m'avait confiée qu'il était comme une partie d'elle-même - pour l'offrir à son île d'origine. 

On peut regretter que  sa ville natale n'ait pas vraiment honoré son geste en donnant à cette oeuvre une place digne et de la talentueuse comédienne qu'elle fut et de son illustre portraitiste. En effet, le tableau est accroché un peu n'importe comment dans un coin sombre du musée à touche-touche avec d'autres toiles de moindre importance… Il faut vraiment avoir l'oeil pour le dénicher ! C'est pas sympa pour Jenny qui, en plus d'être une grande comédienne de théâtre, fut aussi une femme engagée dans la défense de la culture créole et surtout une véritable humaniste. En 2013, une place à son nom a été inaugurée à Paris. Et bientôt à Fort-de-France ?

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 A lire pour ceux qui ne la connaissent pas :

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22 avril 1910 : Naissance à Fort-de-France

1929 : Arrivée à Paris

1942 : Le peintre Francis Picabia réalise son portrait

1947 : Choisie par le graveur Lemagny pour figurer sur un timbre représentant la Martinique

1958 : Joue dans « les Nègres » Jean Genet, mise en scène de Roger Blin

1984  : Mort de son mari, le poète Noël Villard. Joue « La folie ordinaire d’une fille de Cham » de Julius Amédée Laou.

2005 : Nommée officier des Arts et Lettres

2007 : Joue « La Cerisaie » de Tchekhov.

2008 : Sortie de l’album « Sérénade du Muguet » réalisé par David Fackeure

2010 : Décès de Jenny Alpha à Paris.

2013 : Son nom est donné à une place à Paris.

Et pour faire entendre sa voix, je reproduis ici l'article auquel cette interview avait donné lieu dans le magazine Créola en juillet 2009.

 

Jenny Alpha, une traversée du siècle

Comme les chats qu’elle adore, Jenny Alpha semble avoir neuf vies. Comédienne et chanteuse, cette grande dame vient de fêter son dernier disque et ses 99 ans printemps. Retour sur un parcours exceptionnel.

Menue et gracieuse comme un colibri, ses yeux gris pétillant de malice à l’instar des bulles du champagne qu’elle nous offre en signe de bienvenue, Jenny Alpha nous conte, de sa jolie voix, la genèse du premier CD qu’elle vient d’enregistrer avec le pianiste David Fackeure. « J’ai un ami, Jean-Pierre Meunier, fou de biguine et de jazz, qui avait entendu David Fackeure jouer au Festival de jazz du Val d’Oise. Il a tenu à me le présenter et David m’a demandé de lui chanter une chanson. J’ai opté pour « Sérénade du Muguet » composée en 1953. Sur notre balcon, à Fort-de-France, poussait cette liane qui donne des fleurs blanches odorantes que l’on appelle improprement muguet. C’est en souvenir de cette plante, symbole de mon enfance, que j’avais écrit cette chanson. David a adoré. Il m’a proposé de la chanter sur son propre disque « Jazz and biguine », puis d’enregistrer un album entier. J’étais heureuse et flattée. Tout au long de ma carrière musicale, j’aurai eu la chance d’être entourée de musiciens talentueux. » Et quels musiciens ! De Duke Ellington, croisé dans les années 30 à Ray Baretto avec qui elle chante dans les années 60, en passant par Sylvio Siobud, Jenny Alpha a connu les plus grands. Elle a même eu pour pianiste le père de Serge Gainsbourg, Joseph Ginzburg ! Un comble pour une jeune fille dont la chanson n’était pas la vocation.

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« On m’interdisait de parler créole »

Née le 22 avril 1910 à Fort-de-France dans une famille de la bourgeoisie noire, son véritable amour va au théâtre. « C’est la faute de mon père qui m’emmenait au théâtre chaque fois qu’il le pouvait. Dès l’âge de six ans, j’allais avec lui et mes frères voir toutes les pièces qui venaient de France ». Père douanier, mère receveuse des postes, Jenny grandit au sein d’une famille aisée, nombreuse et joyeuse. « Nous étions dix enfants, cinq garçons, cinq filles. Tout le monde chantait à la maison, mes frères jouaient de la guitare, ma sœur de la mandoline. Ma mère, chantait les « tubes » de l’époque comme « Plaisir d’amour » ». A 19 ans, en 1929, elle quitte la Martinique pour Paris afin de devenir professeur de lettres. La capitale est un bol d’air pour la jeune fille éprise de liberté, étouffant dans la société corsetée de la Martinique coloniale. « A l’école comme à la maison, on m’interdisait de parler le créole. On me disait « Tu ne feras pas de bonnes compositions françaises, le créole va t’empêcher de bien parler français »… Ma mère ne parlait créole qu’avec la bonne. En Sorbonne à Paris, j’ai rencontré beaucoup de camarades antillais, on parlait créole pour ne pas être compris des Français, c’était comme une langue secrète entre nous. » Elle côtoie les intellectuels antillais de l’époque. « Aimé Césaire était au lycée Schoelcher en Martinique avec mes frères, et quelquefois ma mère le gardait à dîner à la maison, mais je n’avais pas réellement de rapports avec lui. C’est à Paris que nous nous sommes retrouvés ». Ravissante et coquette, Jenny fréquente aussi les cabarets et les clubs de jazz. Son premier amour est le fils du propriétaire d’une boîte de jazz, fréquenté par les grands artistes noirs de l’époque comme Duke Ellington ou Joséphine Baker. Mais aussi par le poète Robert Desnos, avec qui elle entretiendra une profonde amitié, et certains surréalistes comme le peintre Salvador Dali. Dans ce bouillonnement artistique et intellectuel, Jenny ne pense qu’au théâtre. Alors qu’elle vient de rencontrer son premier mari, Jacques Dessart, conférencier au Louvre, elle trouve enfin l’occasion de monter sur scène. On lui demande d’organiser une causerie sur le carnaval aux Antilles au musée Guimet et de chanter. Ce spectacle folklorique est un succès, mais on est en 1939 et la guerre éclate, emportant Jenny loin de Paris et du théâtre.

« Malgré la guerre, j’ai vécu une existence de contes de fées »

Réfugiée en Provence avec son mari démobilisé, une vie en autarcie commence. « Les parents de Jacques lui avaient donné en viager une grande propriété à Tourette-sur-Loup, un village fortifié entre Nice et Grasse. Beaucoup de terrain, des oliviers, des cerisiers, beaucoup de fleurs… La campagne était magnifique et, malgré la guerre, j’y ai vécu une existence de conte de fées». Un soir de 1941, alors qu’elle dîne dans un restaurant de Nice, Jenny a la surprise de voir un homme se lever à la table voisine et lui demander « Ca vous ennuierait que je fasse votre portrait ? » Le peintre, c’est Francis Picabia. « Le tableau terminé, il me l’a offert et, quand j’ai compris plus tard que c’était celui d’un peintre important, je l’ai donné au musée des beaux-arts de la Martinique ». Le « conte de fées »prendra fin en 1942. « Mon mari est tombé malade, il est mort de laryngite tuberculeuse à 33 ans, l’âge du Christ. Quand je l’ai perdu, je pensais mourir, je n’avais plus envie de vivre… Jacques décédé, il a fallu que je déménage, je suis partie à Nice, où j’ai trouvé une petite maison. Quelques mois plus tard, j’ai eu envie d’aller rechercher mes affaires qui étaient restée à Tourette. J’ai fait venir un déménageur pour le devis et j’en suis tombée amoureuse ». Le déménageur, c’est le poète Noël Villard. « Il est devenu mon second mari et ça a duré 43 ans. 43 ans de fidélité, d’amour, de camaraderie….» Modeste, Jenny passe sous silence son engagement dans la Résistance. Elle et son mari cacheront une famille juive pendant six mois. Eprise de justice, elle est révulsée à la Libération par la violence des règlements de compte, les femmes tondues… Un jour, elle surprend des gens pillant la maison d’un collaborateur. « Outrée, je monte sur une chaise et je me mets à crier « Vous n’avez pas le droit de faire ça, ce n’est pas parce qu’ils ont fait quelque chose de mal que ça vous donne le droit de les voler ! » Honteux, les pillards battent en retraite. Cet engagement de Jenny pour la justice, contre le racisme et l’antisémitisme est toujours d’actualité. Commentant le procès des assassins du jeune Ilan Halimi, elle s’indigne de la résurgence des meurtres racistes. La lutte contre la barbarie reste au cœur des préoccupations de cette humaniste, « femme debout » avant tout.

« Le théâtre m’a permis une liberté extraordinaire »

En 1945, elle tente d’entrer au Conservatoire, en vain. « On me riait au nez quand je demandais à jouer Célimène ou Phèdre et moi je disais « Pourquoi pas ? Vous m’avez enseigné les grands auteurs comme Racine ou Corneille, et sous prétexte que je suis noire, je ne pourrai pas dire leurs textes ? » Au théâtre, on ne me donnait que des rôles où il fallait que je parle petit-nègre ! C’était abominable ! Je me suis dit « Ah non, vous ne m’aurez pas et c’est comme ça que j’ai fait du cabaret ». Embauchée au cabaret « La Canne à Sucre », elle devient une vedette du music-hall. Sa carrière musicale connaît un vif succès, elle enchaîne les tournées avec ses musiciens noirs. Du côté des planches en revanche, elle piétine. Mais les mentalités commencent à changer. En 1956, c’est le premier Congrès des écrivains noirs avec en vedette les amis de Jenny, Aimé Césaire, Léon Gontran-Damas et Léopold Sedar Senghor. « Ce trio a parlé de quelque chose que je ne connaissais pas, ils ont parlé de la « Négritude », c’est la première fois que j’entendais ce mot, et j’ai trouvé ça éblouissant. » En 1958, à 48 ans, Jenny décroche enfin son premier grand rôle, celui de Neige dans « les Nègres » de Jean Genet, mise en scène par Roger Blin. « Ca m’a donné confiance en moi, je ne voulais pas croire que je pouvais jouer. Les dix premières minutes avant le lever de rideau, j’avais un trac fou  mais une fois sur scène, hop ! j’étais chez moi. La scène m’appartenait et je faisais ce que je voulais. C’était une sensation exaltante, d’être chez soi, sur une scène ». Et Jenny sera chez elle pendant plus de quarante ans, jouant dans quelque 60 pièces, films et téléfilms. Elle fait ses adieux à la scène avec « La Cerisaie » de Tchekov en 2007 – elle a alors 97 ans ! Parmi les quelque soixante pièces qu’elle a jouées, « La Folie ordinaire d’une fille de Cham » de Julius-Amédée Laou est son meilleur souvenir. « C’est l’œuvre qui reste dans mon esprit comme La  pièce. Pas seulement parce que c’est une pièce d’un Antillais. J’avais le rôle principal, celui d’une femme folle internée depuis 50 ans, et là, j’en profitais pour donner mes impressions sur la vie en général, sur le monde comme il était. Je me délivrais moi-même d’un tas de choses que je connaissais, que je n’osais pas dire. Le théâtre m’a permis de ces libertés extraordinaires… En plus, quand je l’ai jouée la première fois, j’ai eu la chance d’avoir pour metteur en scène Daniel Mesguich. Très respectueux vis-à-vis des acteurs, il était intransigeant sur la valeur du mot. J’étais au comble de la joie de jouer avec lui. » Aujourd’hui comme hier, Jenny Alpha déborde d’énergie. Son secret ? « Je ne me tourne pas vers mon passé. J’adore la vie, les gens, la nature… J’aime par dessus tout voir passer un oiseau. Sinon, je suis heureuse du moment que j’ai mes livres. Ce sont les meilleurs compagnons d’une vie ».

 

 

Commentaires

  • Belle interview !
    C'est chouette que tu l'aies reconnue, d'ailleurs je me souviens que tu avais été impressionnée par cette rencontre et c'est marrant de lire cette interview 9 ans plus tard.

    Big bisous

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